Marchés et économie

Le plafond de la dette américaine expliqué

Le plafond de la dette américaine expliqué

Pendant que le débat sur le relèvement du plafond de la dette se poursuit, je me fais poser énormément de questions sur ce qu’est le plafond de la dette, en quoi il est lié au processus budgétaire, ce qui pourrait arriver si la question n’est pas résolue avant le jour X et les moyens qui pourraient être utilisés pour résoudre le conflit. J’ai rédigé ce qui suit pour répondre aux questions que je me fais poser le plus souvent.

Qu’est-ce que le plafond de la dette?

Le plafond de la dette est la limite légale du montant total de la dette que le gouvernement fédéral américain peut accumuler. Il a été établi en 1917 pour remédier au fait que le Congrès devait adopter une nouvelle loi chaque fois que le gouvernement émettait des titres de créance; il autorisait l’émission d’obligations individuelles sans l’approbation du Congrès, sous réserve d’un plafond d’endettement préétabli (des plafonds étaient fixés pour chaque catégorie de titres de créance). Cette disposition visait à faciliter le processus d’émission de titres de créance et à donner au gouvernement américain une plus grande marge de manœuvre. Le Congrès est allé encore plus loin en 1939 en regroupant toutes les créances couvertes sous un plafond de la dette.

En quoi le plafond de la dette est-il lié au budget?

Le plafond de la dette est une loi distincte de la loi budgétaire fédérale, qui définit les dépenses et le financement attendu des recettes fiscales. Cette séparation distingue les États-Unis des autres grandes puissances économiques. Le plafond de la dette peut entrer en conflit avec la loi budgétaire, tout dépendant de la croissance économique, de l’emploi et de l’inflation, qui génèrent des recettes et engendrent des dépenses fiscales parallèlement à la loi budgétaire en tant que telle.

Les divergences entre la loi budgétaire et celle sur le plafond de la dette peuvent mettre le Trésor américain dans une impasse; celui-ci doit-il s’en tenir aux dépenses budgétées, quitte à dépasser le plafond de la dette ou respecter le plafond de la dette et ne pas honorer certains engagements?

À quelle vitesse le plafond de la dette a-t-il augmenté?

Le plafond de la dette est passé de 45 milliards de dollars en 1939 à 1 000 milliards de dollars au début des années 80. À la fin des années 80, il frôlait les 3 000 milliards de dollars et n’a cessé de croître depuis. À la fin des années 90, il se chiffrait à près de 6 000 milliards de dollars et est passé à 12 000 milliards de dollars à la fin des années 2000. Aujourd’hui, il s’élève à 31 381 milliards de dollars.

Le relèvement du plafond de la dette a-t-il toujours été aussi chargé politiquement?

Le plafond de la dette a été relevé plus de 100 fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, sous les administrations républicaines et démocrates et cela a longtemps été considéré comme une tâche routinière. Cependant, cet enjeu est devenu plus polarisant ces dernières années et son relèvement a causé un certain nombre de différends. Nous nous rappelons tous du grand débat sur le relèvement du plafond de la dette en 2011, qui a incité Standard & Poor’s à abaisser la cote de crédit du gouvernement américain pour la première fois dans l’histoire du pays et a abouti à la loi sur le contrôle budgétaire de 2011 (Budget Control Act of 2011).

Depuis 2013, les négociations sur le plafond de la dette sont moins acrimonieuses, les législateurs ont suspendu la limite de la dette, plutôt que de l’augmenter d’un montant déterminé. Puis, en 2021, le plafond de la dette a été augmenté (et non suspendu) à deux reprises. Cela a officiellement porté le plafond de la dette à 31 381 milliards de dollars. C’est la dernière fois que le plafond de la dette a été relevé.

Quand l'impasse actuelle sur le plafond de la dette a-t-elle commencé?

Le plafond de la dette de 31 381 milliards de dollars a été atteint en janvier 2023. Depuis, le gouvernement fédéral n’a pas été en mesure d’émettre de nouveaux titres de créance. C’est alors que le gouvernement fédéral a commencé à mettre en œuvre des « mesures extraordinaires » afin de s’acquitter de toutes ses obligations à temps. Ces mesures extraordinaires consistent principalement à réduire les investissements du Trésor dans divers fonds d’investissement fédéraux, plus précisément les fonds liés à la santé des fonctionnaires fédéraux et le « fonds de stabilisation des changes », rarement utilisé pour intervenir sur les marchés financiers en cas de choc ou de crise. Cependant, ces mesures extraordinaires ne fonctionneront que temporairement.

Qu’est-ce que le jour X?

Le jour X correspond au moment où le gouvernement américain aura épuisé ses mesures extraordinaires et sera incapable de s’acquitter de toutes ses obligations à temps. Il s’agit d’une estimation qui a changé en fonction des recettes fiscales (lesquelles ont été inférieures aux prévisions) et d’autres facteurs. La secrétaire du Trésor a déclaré que le gouvernement se trouverait en zone dangereuse au début de juin.

Nous croyons que le gouvernement dispose d’un peu plus de marge de manœuvre, soit jusqu’à la mi‑juin, à la prochaine série de paiements d’impôts trimestriels. De plus, il se peut qu’en vertu d’une législation, les échéances et les intérêts des fonds d’investissement fédéraux qui servent à financer les mesures extraordinaires temporaires susmentionnées, puissent prolonger l’échéance; les paiements au 30 juin sont évalués à 143 milliards de dollars et pourraient éventuellement faire fonctionner le gouvernement jusqu’en juillet.

Comment la situation du plafond de la dette a-t-elle évolué depuis janvier?

L’Administration Biden a refusé de négocier avec les républicains tant qu’ils ne se présenteraient pas à la table de négociation avec des propositions concrètes comme position de départ. À la fin d’avril, la Chambre des représentants contrôlée par les républicains a adopté une loi pour suspendre le plafond de la dette ou l’augmenter de 1 500 milliards de dollars, en échange d’un total de 4 800 milliards de dollars de coupures budgétaires étalées sur une période de dix ans. C’est à ce moment-là que les négociations ont vraiment commencé; il reste donc peu de temps pour parvenir à une entente avant le jour X.

Que va-t-il se passer aux États-Unis si le plafond de la dette n’a pas été relevé le jour X?

Le gouvernement fédéral serait obligé de prioriser les paiements puisqu’il n’aurait pas assez d’argent pour s’acquitter de toutes ses obligations. Cela pourrait retarder le versement des salaires des fonctionnaires fédéraux (y compris les membres des forces armées), ainsi que les paiements aux fournisseurs et autres postes considérés comme des « dépenses discrétionnaires » approuvés par le Congrès via le processus d’affectation budgétaire sur une base annuelle.

Si l’enjeu du plafond de la dette était laissé en suspens pendant trop longtemps, il se pourrait même que pour continuer à s’acquitter du paiement des intérêts de la dette, le Trésor doive retarder les versements de « prestations » et autres dépenses « obligatoires », notamment les prestations de sécurité sociale, qui sont considérées comme immuables et non négociées dans le cadre du processus budgétaire annuel.

Le Trésor n'a pas dit clairement s'il dispose des capacités techniques pour prioriser les paiements, mais la plupart des membres du Congrès semblent croire qu'il peut le faire et le ferait (et nous sommes aussi de cet avis). Il n'y a pas eu de version moderne de priorisation des paiements aux États-Unis, mais nous avons assisté à plusieurs épisodes de paralysie des services publics. Cependant, de nombreux autres gouvernements de divers marchés émergents, dont la Russie, le Venezuela, l'Argentine et le Pakistan, ont à plusieurs reprises donné la priorité aux paiements et accumulé des arriérés envers les fonctionnaires et leurs fournisseurs, ce qui porte à croire que le Trésor américain pourrait en faire autant s’il le voulait.

Les États-Unis pourraient aussi retarder les paiements sur l’encours de la dette; cela constituerait un défaut de paiement et il s’agirait du premier cas de défaut dans l’histoire du Trésor américain.

Quelles seraient les conséquences d’un défaut de paiement?

Un défaut de paiement entraînerait une dégradation significative de la cote de crédit de la dette publique américaine, mais cela pourrait aussi avoir des conséquences bien plus graves qui se répercuteraient sur les marchés mondiaux.

La situation serait probablement pire qu’en 2011. Les cours boursiers chuteraient considérablement et les investisseurs se rueraient sur les titres perçus comme étant de meilleure qualité, probablement l’or et les devises « refuges » telles que le yen japonais. En 2011, il y a eu un exode vers les bons du Trésor américain et le dollar américain, mais l’impasse n’a jamais duré jusqu’au jour X et les États-Unis ne sont évidemment jamais tombés en défaut de paiement.

Advenant que les États-Unis tombent en défaut de paiement, il semble peu probable que nous assistions à un exode vers les bons du Trésor américain. À notre avis, les investisseurs se tourneraient probablement davantage du côté de l’or et des Bunds allemands, suivis des Gilts britanniques, des obligations d’État japonaises, ainsi que du yen et du franc suisse.

Si la dette américaine subissait une décote majeure, cela pourrait entraîner une forte augmentation des taux obligataires en raison du repli des bons du Trésor américain, ce qui serait nécessaire pour compenser les investisseurs pour le risque accru auxquels ils seraient exposés. Cela entraînerait, par le fait même, une hausse des taux d’intérêt sur les prêts hypothécaires, les cartes de crédit, les prêts‑automobiles et les prêts aux entreprises.

Cela étant dit, si les États-Unis subissaient une décote moins prononcée parce que le plafond de la dette n’a pas été relevé pendant un certain temps, mais que le Trésor décidait de prioriser les dépenses, la croissance et l’inflation pourraient alors ralentir considérablement, ce qui ferait baisser les taux obligataires (c’est en gros ce qui s’est produit en 2011).

Que dire de la solution qui consiste à frapper une pièce de 1 000 milliards de dollars?

Pendant la crise du plafond de la dette de 2011, quelqu’un avait proposé que le gouvernement américain frappe tout simplement une pièce de 1 000 milliards de dollars et l’envoie à la Réserve fédérale américaine (Fed) pour rembourser la dette, ce qui permettrait d’émettre plus de titres de créance sans avoir à relever le plafond de la dette.

Cette idée est inspirée d’une loi qui accorde au Département du Trésor le pouvoir « de frapper et d’émettre des lingots de platine » dans les coupures de son choix. Cependant, la secrétaire du Trésor américain, Janet Yellen, a déclaré que frapper une pièce de 1 000 milliards de dollars était hors de question parce que la Fed ne l’accepterait probablement pas.

De plus, nous croyons qu’il ne s’agit pas d’un précédent qu’un gouvernement responsable de quelque pays que ce soit, en particulier celui des États-Unis, voudrait créer. Cela ouvrirait la porte à une nouvelle utilisation irresponsable des politiques monétaires et budgétaires comme celles qui ont déclenché des épisodes d’hyperinflation au fil de l’histoire depuis l’ère romaine et plus récemment en Amérique latine et dans l’ancien bloc soviétique.

Pourquoi ne pas invoquer le 14e amendement pour résoudre cette impasse?

Une disposition du 14e amendement de la Constitution américaine oblige le gouvernement américain à respecter ses obligations financières : « la validité de la dette publique des États-Unis, autorisée par la loi… ne doit pas être remise en question ».

L’idée est que la Maison-Blanche et le Trésor pourraient décider de continuer à émettre des titres de créance afin d’honorer les obligations passées. Par contre, la constitution américaine attribue le pouvoir budgétaire au Congrès, non pas à l’exécutif. Ainsi, invoquer le 14e amendement pour continuer à émettre des titres de créance mènerait certainement à une contestation judiciaire de la part des républicains et les procédures pourraient s’étirer pendant des années; il semble donc que l’Administration Biden n’ait pas l’intention d’avoir recours à cette méthode pour résoudre la crise de la dette, à moins que les États-Unis n’arrivent au jour X sans que le plafond de la dette n’ait été relevé.

Une autre interprétation du 14e amendement est qu’il exclut le défaut de paiement et, comme il est enchâssé dans la Constitution, il a préséance sur la loi budgétaire. Ajoutez à cela la nécessité de maintenir la stabilité financière et cela signifie que le Trésor doit donner la priorité au paiement des dettes.

En quoi consiste l'option de pétition de décharge?

Une pétition de décharge est une procédure parlementaire qui consiste à retirer un projet de loi de la commission pour le soumettre à un vote. Cette démarche forcerait la Chambre à se prononcer sur un projet de loi même si le chef de la Chambre des représentants ou le comité dont il est issu s’y oppose.

Le 17 mai, les leaders démocrates de la Chambre ont déposé une pétition de décharge pour retirer un projet de loi visant une augmentation pure et simple du plafond de la dette du comité et 210 membres de la Chambre démocrate l’ont signée. Le problème est que les démocrates ont besoin de 218 signatures pour forcer un vote sur le plancher de la Chambre, ce qui signifie qu’ils auraient besoin d’un nombre suffisamment de votes républicains (au moins huit dans l’état actuel des choses) pour forcer un vote sur le plancher de la Chambre. Jusqu’à présent, tous les membres républicains du Congrès se sont rangés derrière leur chef, Kevin McCarthy. De plus, le plus tôt qu’une pétition de décharge pour retirer un projet de loi visant à relever le plafond de la dette pourrait être soumis à un vote est le 12 juin, ce qui tombe après le jour X approximatif.

Rédigé en collaboration avec Arnab Das et Jen Flitton