Lorsque les banques centrales ont amorcé les fortes hausses de taux en 2022, mes collègues du Bureau de la stratégie des marchés mondiaux et moi-même nous étions posé la question suivante : « Est-ce que quelque chose va se briser? » Après tout, nous connaissons très bien le mantra qui dit que « la politique monétaire fonctionne, mais que le décalage est long et variable » et que plus la Réserve fédérale américaine (Fed) et les autres banques centrales resserrent les taux fortement et rapidement, plus la probabilité que quelque chose se brise est élevée, sauf que nous ignorions ce qui se briserait.
En septembre dernier, quelque chose s’est cassé au Royaume-Uni quelques jours après le dépôt du mini-budget et les taux des gilts ont monté en flèche. L’intervention politique a été rapide et encourageante. La Banque d’Angleterre est intervenue en achetant des gilts pour éviter tout risque de contagion. Le chancelier de l’Échiquier a été remplacé et, finalement, la nouvelle première ministre a démissionné. J’en ai conclu que s’il y avait de gros risques que quelque chose d’autre se brise, les décideurs du monde entier y seraient très sensibles et étaient susceptibles d’intervenir rapidement pour éviter une catastrophe. Et c’est ce qui s’est produit en fin de semaine en réaction à la crise bancaire américaine qui se préparait.
Les pressions ont atteint leur paroxysme la semaine dernière, mais elles s'accumulaient depuis un certain temps en raison du resserrement marqué des politiques monétaires des banques centrales. Silvergate Capital, société étroitement liée à l’industrie des actifs numériques, a annoncé sa fermeture, après avoir essuyé des sorties de fonds considérables lorsque les cryptomonnaies ont subi des pressions. Ensuite, la Silicon Valley Bank (SVB) a annoncé mercredi son intention d’émettre des actions pour éponger les pertes de son portefeuille de titres « disponibles à la vente », puisqu’elle a dû vendre des titres pour composer avec le niveau élevé de rachats provoqué par le resserrement des conditions de crédit et les vents contraires qui soufflent sur le secteur des technologies de l’information. Les organismes de réglementation ont contraint la SVB de fermer ses portes plus tard vendredi alors qu’elle tentait en vain de se faire acheter. Puis, en fin de semaine, les organismes de réglementation ont fermé la Signature Bank.
Les marchés ont très mal réagi jeudi et vendredi; les cours boursiers ont chuté et le taux des bons du Trésor américain à 2 ans a enregistré sa plus forte baisse depuis 2008. On craignait que cela ne soit pas un cas isolé et que cela marque le début d’une vague de contagion, étant donné que d’autres banques pourraient se trouver dans une position similaire à la Silicon Valley Bank, c’est-à-dire obligées de vendre des actifs à perte pour couvrir les retraits.
Les investisseurs craignaient à juste titre que les lourdes pertes de valeur marchande aient une énorme incidence sur la capitalisation des banques, que la FDIC estime à 620 milliards de dollars.1 En outre, ils craignaient que cela ait des répercussions sur certaines entreprises de technologie et de biotechnologie. La Silicon Valley Bank est le partenaire bancaire d’environ la moitié des sociétés américaines de technologie et de sciences de la vie2 financées par du capital de risque. Or, bon nombre d’entre elles ne pourraient pas accéder à leurs liquidités pour verser les salaires et s’acquitter de leurs autres obligations une fois la Silicon Valley Bank fermée.
Intervention politique
Heureusement, la réaction des décideurs en fin de semaine a été rapide et énergique. Le gouvernement américain a annoncé la création d’une nouvelle facilité de crédit appelée programme de financement à terme bancaire (Bank Term Funding Program ou BTFP) pour gérer cette crise bancaire. Le BTFP permettra aux banques de s’acquitter des retraits des clients en empruntant à la Fed et en donnant leur portefeuille obligataire en garantie sans avoir à vendre de titres ni à essuyer des pertes sur leurs titres en portefeuille, comme ce fut le cas de la Silicon Valley Bank.
De plus, les organismes de réglementation fédéraux ont annoncé que les déposants de la Silicon Valley Bank et la Signature Bank seraient payés en totalité. Cela résout le problème de contagion créé par la crise et devrait donc contribuer à contenir les risques pour le système financier dans son ensemble. Autrement dit, la crise des liquidités qui frappe ces banques et les a plongées dans une crise de solvabilité qui aurait pu se propager à d’autres banques régionales ou spécialisées (ce qui, bien sûr, nous rappelle la crise financière mondiale) devrait être évitée grâce à l’intervention rapide et globale des autorités.
Cette nouvelle facilité de crédit résout certains problèmes créés par le resserrement rapide de la politique monétaire très accommodante. Les banques qui subissent de fortes pressions peuvent obtenir des prêts à hauteur de la valeur nominale (plutôt que la valeur marchande) de leurs obligations, ce qui devrait réduire le nombre de cas d’insolvabilité. En mettant sur pied cette facilité de crédit, la Fed a effectivement résolu, du moins temporairement, plusieurs problèmes causés par le resserrement rapide d'une politique monétaire ultra-accommodante qui a été en place pendant très longtemps.
Il faut également admettre que les organismes de réglementation avaient favorisé l'idée que les obligations d'État pourraient être traitées comme sans risque (de crédit ou de défaut), encourageant ainsi les banques et autres institutions à se fier à elles pour augmenter les ratios de fonds propres pondérés en fonction des risques. Cependant, les obligations d'État sont clairement exposées à un énorme risque de fluctuation des cours, ce qui peut engendrer des pertes importantes (si le détenteur ne peut pas les conserver jusqu'à leur échéance mais ne sont pas évaluées à la valeur du marché). Cette facilité de crédit est une conséquence directe de cette décision réglementaire.
Perspectives
Nous croyons que les événements de la semaine dernière renforcent l’opinion selon laquelle la « cure de la Fed » est bel et bien vivante. Il semble peu probable que la Fed puisse augmenter beaucoup plus les taux, quoique cette nouvelle facilité de crédit pourrait lui donner une plus grande marge de manœuvre pour procéder à d’autres hausses que celle dont elle disposait ne serait-ce que vendredi dernier.
La bonne nouvelle pour le moment est que les organismes de réglementation ont réagi rapidement à l’évolution de la conjoncture et agi prudemment en permettant aux banques de faire faillite, tout en protégeant les dépôts. Ces mesures visent probablement à éviter les ruées vers des banques d’envergure internationale, qui pourraient bénéficier d’un exode vers les valeurs sûres.
Nous croyons qu’il y a un risque que les banques, les compagnies d’assurance ou d'autres détenteurs d'actifs à revenu fixe à long terme, que ce soit aux États-Unis ou ailleurs, soient confrontés à des problèmes similaires. Bien sûr, la baisse graduelle des taux obligataires, si elle devient une tendance, devrait contribuer à atténuer ce problème. Jusqu’à présent, compte tenu de la surveillance, de la réglementation et de la capitalisation beaucoup plus strictes des banques installées sur les principales places financières, les débâcles financières ont été isolées et semblent ne pas devenir systémiques, bien que ce risque ait augmenté.
De plus, si cela entraine de graves pénuries de liquidités dans de grands pans du système financier mondial, nous ne serions pas surpris de voir la Fed réintroduire des lignes de crédit réciproque en dollars qui sont devenues une caractéristique occasionnelle de la gestion financière mondiale pendant et depuis la crise financière mondiale.
Retombées sur les placements
Dans la mesure où la confiance à l’égard du secteur bancaire a été ébranlée, on pourrait assister à une baisse de l'offre de crédit dans l'économie américaine, ce qui ralentirait la croissance économique (et probablement aussi l'inflation) et augmenterait le risque de récession. Si les anticipations de baisses de taux se maintiennent et que la Fed est à 25 ou 50 points de base du taux final, cela pourrait entraîner une dépréciation du dollar américain et soutenir le rendement des actifs à longue échéance et des titres des marchés émergents (en supposant que la crise bancaire se limite aux États-Unis). Curieusement, cela pourrait soutenir les marchés boursiers américains, puisque l’exposition plus élevée au facteur de croissance et la dépréciation du dollar américain pourraient faire augmenter les bénéfices des multinationales.
Je m'attends à de la volatilité à court terme, étant donné la grande incertitude qui plane sur l’orientation de la politique monétaire de la Fed. Nous en saurons beaucoup plus à ce sujet à la prochaine réunion du Federal Open Market Committee (FOMC) et en voyant le dot plot qui sera rendu public à ce moment-là.
Risques qui planent sur notre scénario de référence
Force est d’admettre qu'il se peut que l'inflation persiste aux États-Unis, malgré le resserrement des conditions de crédit causé par cet accident financier. Il se peut aussi que l’intervention de la Fed visant à contenir les retombées de la faillite de SVB et de Silvergate mène à un assouplissement des conditions financières, pendant que les marchés se réajustent dans l’anticipation de moins de hausses de taux ou d’un changement de cap plus hâtif vers des baisses de taux. Si tel est le cas, l'économie pourrait à nouveau s’accélérer, ce qui renforcerait le marché du travail, qui demeure tendu, et rendrait les pressions inflationnistes plus tenaces. La Fed pourrait alors devoir amorcer un nouveau cycle de resserrement.
Quoi qu'il en soit, la trajectoire de modération de l’inflation ne sera peut-être pas suffisamment satisfaisante pour que la Fed appuie bientôt sur le « bouton pause » ou amorce un changement de cap vers un assouplissement de la politique monétaire. Le rapport de février sur l'emploi aux États-Unis est très bon; même si la croissance des salaires est inférieure aux attentes, la création d’emplois est plus élevée que prévu. Par conséquent, l'indice des prix à la consommation (IPC) américain de mardi sera important car c’est l'une des dernières données que la Fed aura à sa disposition avant sa prochaine réunion. Un cycle de resserrement prolongé ou renouvelé pourrait accroître la pression sur le secteur bancaire, augmenter les risques de récession et retarder le début d'une reprise économique viable.
Rédigé en collaboration avec Andras Vig, Paul Jackson, Emma McHugh et Brian Levitt