Brian Levitt, stratège des marchés mondiaux, et Jodi Phillips, directrice du contenu éditorial et des médias sociaux, se sont entretenus avec Kristina Hooper, stratège en chef des marchés mondiaux, et Alessio de Longis, chef mondial de la répartition tactique de l’actif, pour discuter des perspectives de placement de mi-année 2022.
Jodi Phillips :
Brian, il s’est passé tant de choses depuis que nous avons publié nos perspectives annuelles à la fin de l’année dernière. Tout le monde se demande comment tout cela va se dérouler.
Brian Levitt
Je crois que le mot clé ici est « tout ». Comment tout cela va-t-il se dérouler? J’ai cru bon de commencer par une citation de Vladimir Lénine : « Il y a des décennies où il ne se passe rien et des semaines où l’on a l’impression de vivre des décennies. C’est certes l’impression que nous avons depuis le début de l’année : certaines semaines semblent aussi remplies que des décennies.
Jodi Phillips
Absolument. La question est cependant de savoir à quelle décennie correspondent les événements des dernières semaines? On dirait qu’on revit un peu les années 70 : l’inflation est élevée, les prix du pétrole sont élevés et on attend que la Fed se décide à augmenter les taux d’intérêt?
Brian Levitt
Je crois que c’est ça le défi. Comme on sait, l’inflation précipite les cycles de resserrement et, en bout de ligne, la Fed met fin à ces cycles. Nous l’avons expliqué dans nos Perspectives pour 2022. Bien sûr, ce n’était pas notre scénario de base, mais nous avions souligné que c’était l’un des principaux risques.
Jodi Phillips
C’est vrai. Nous avons appelé ce risque « inflation persistante ». C’est difficile à croire que quand ces perspectives ont été rédigées, le taux à deux ans était à 20 points de base et la Fed préparait le marché à une ou deux hausses de taux cette année.
Brian Levitt
Une ou deux hausses de taux cette année, ça aurait été bien. On peut donc voir que le cycle comporte certains défis. N’embellissons pas la réalité. Cependant, il existe une voie de sortie. La Fed parviendra-t-elle à juguler l’inflation sans anéantir la croissance? Je crois que si vous trouvez la réponse à cette question, tout le reste devrait couler de source. Par contre, bien malin qui trouvera la réponse à cette question.
Jodi Phillips
En effet, il n’est pas facile de trouver la réponse à cette question. Parlant de questions sans réponse, les Perspectives abordent également ce à quoi on peut s’attendre du côté de la Russie. D’une part, quel impact cela aura-t-il sur nos perspectives si les hostilités avec la Russie se désamorcent? D’autre part, que se passera-t-il si l’Europe est privée de l’énergie russe, soit en raison d’un embargo, soit à l’issue d’un boycott?
Brian Levitt
Nous invitons Kristina et Alessio à se joindre à la conversation pour nous donner leur point de vue sur tout ce qui se passe, pour nous parler du scénario de base, d’autres scénarios à envisager et, plus important encore, des répercussions sur les différentes catégories d’actifs.
Kristina Hooper
Merci de l’invitation. Cher Brian, ta citation de Lénine ne me serait pas venue à l’esprit.
Jodi Phillips
Nous sommes réunis aujourd’hui pour regarder vers l’avenir. Mais auparavant, j’aimerais que nous revenions pendant quelques minutes sur nos perspectives annuelles de la fin de 2021. Comme nous l’avons dit, beaucoup de choses se sont passées depuis, mais j’aimerais savoir comment les six premiers mois de 2022 se sont déroulés par rapport au scénario de base et aux autres scénarios envisagés dans les perspectives d’Invesco pour cette année?
Kristina Hooper
Excellente question, Jodi. Lorsque nous avons publié nos Perspectives au début de décembre 2021, le monde était complètement ailleurs. Notre scénario de base pour 2022 faisait état d’une conjoncture de retour à la normale de la croissance mondiale et nous pensions qu’elle allait se maintenir au-dessus de sa tendance à long terme, puis redescendre graduellement à un taux plus soutenable lorsque les mesures de relance budgétaires seraient abolies
Nous prévoyions que l’inflation culminerait avant le milieu de 2022, mais bien sûr, à un seuil inférieur au taux actuel. Aussi, nous nous attendions à ce que l'inflation commence à diminuer lentement pour revenir vers les taux cibles vers la fin de 2023 à mesure que les problèmes d'approvisionnement se résorberaient, que les taux de vaccination augmenteraient et que davantage d'employés retourneraient sur le marché du travail.
Nous nous attendions à ce que la Fed demeure patiemment accommodante. Vous ne vous souvenez peut-être même pas de ce terme? Pourtant, il a été souvent répété à qui voulait l’entendre. Personnellement, je ne l’ai pas entendu depuis environ six mois. Croyez-le ou non, nous anticipions un décollage de la hausse des taux de la Fed pendant la deuxième moitié de 2022, mais nous n’écartions pas la possibilité que les banques centrales d'autres pays développés agissent plus rapidement.
Nous nous attendions à ce que la volatilité augmente à mesure que les marchés digéreraient la transition vers un ralentissement de la croissance et un resserrement graduel de la politique monétaire. Il y a un autre mot que nous n’avons pas beaucoup entendu ces derniers temps, il s’agit du mot « graduel ».
La bonne nouvelle est que nous avions, comme toujours, envisagé deux autres scénarios de risque extrême. L’un d’eux était ce que j’appellerais notre scénario le plus optimiste. Nous l’avons intitulé le scénario du « risque d’inflation transitoire », en vertu duquel les craintes actuelles en matière d’inflation s’avéreraient exagérées.
À l’autre extrême, nous avions élaboré un scénario d’inflation persistante. Ai-je besoin de préciser que nous nous sommes beaucoup plus rapprochés de ce scénario que du scénario de base. Selon ce scénario, nous pensions que les messages véhiculés par les banques centrales des pays développés ne parviendraient pas à convaincre les marchés que l'inflation est transitoire et que le taux d’inflation continuerait d’augmenter tout au long de 2022.
Évidemment, la différence est que ce n’est pas que je pense qu’il y a eu une perte de confiance envers les banques centrales, c’est plutôt qu’un événement imprévu s’est produit, en l’occurrence l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Cela est vraiment venu chambouler la conjoncture macroéconomique de 2022. Cependant, dans notre scénario de risque inflationniste persistant, nous nous attendions à un désancrage des anticipations d’inflation. Or, si je ne me trompe pas, les anticipations d’inflation à plus long terme demeurent ancrées.
Brian Levitt
Alessio, quand on parle d’inflation et de resserrement de la politique monétaire, cela a tendance à accélérer le cycle économique. Cela a également tendance à générer de la volatilité, comme le disait Kristina. Dans quelle mesure êtes-vous surpris par ce qui s’est passé sur les marchés au cours des cinq premiers mois de l’année? Et qu’est-ce qui a fonctionné? Comment catégoriseriez-vous les secteurs d’activité qui dominent au chapitre du rendement?
Alessio de Longis
Ouais, c’est vraiment le monde à l’envers. Nous sommes passés de l’idée d’augmenter les taux d’intérêt à une course vers le sommet. On aurait dit qu’il y avait une surenchère des prédictions : certains parlaient de hausses de 50 points de base. Combien de hausses de 50 points de base? Et enfin, pourquoi pas une hausse de 75 points de base.
Brian Levitt
Je me souviens que notre ami Matt Brill a dit : « Si vous voulez passer souvent à la télévision, dites simplement qu’il y aura 25 hausses de taux d’intérêt cette année ».
Alessio de Longis
Exactement. Alors, qu’est-ce qui a fonctionné et qu’est-ce qui n’a pas fonctionné? Nous avions plutôt modélisé une perte de confiance envers les banques centrales et un désancrage des anticipations d’inflation. Ce n’est pas du tout cela qui s’est produit, n’est-ce pas? Le point mort d’inflation des titres à 10 et à 3 ans a sensiblement augmenté. Mais cela n’a rien d’extraordinaire. Les marchés n’ont pas du tout interprété ce choc inflationniste comme celui des années 70, mais plutôt comme un énorme dépassement cyclique de l’inflation. Or, nous savons qu’en bout de ligne, les banques centrales vont intervenir. Voilà pourquoi les anticipations d’inflation à 30 ans sont restées inférieures à 3 %. Le stress était vraiment concentré sur le court terme.
Qu’est-il advenu de nos prédictions à l’égard des catégories d’actifs, compte tenu de cette différence? Dans ce scénario, nous avions conseillé aux investisseurs de réduire l’exposition aux risques de leur portefeuille et de la ramener bien en deçà de celle de l’indice de référence. Je crois que c’est définitivement ce qui s’est produit. Je crois que nous leur avions suggéré d’adopter une duration approchée plus courte que le point de repère. Je crois que c’était définitivement la chose à faire dans les circonstances. Ce à quoi nous avons assisté, à mon avis, est une hausse fascinante des courbes d’actualisation partout dans le monde.
Mais, quand on analyse les rendements des titres risqués (actions, titres cycliques par rapport aux titres à caractère défensif, actions versus titres à revenu fixe, actions à forte duration comparativement à celles à faible duration), on n’a réellement pas l’impression que les marchés escomptent une forte détérioration de la croissance. Le gros de l’impact a été une réinitialisation de l’effet de la duration sur les cours des actifs.
Nous disions que les titres à revenu fixe obtiendraient de meilleurs rendements que les actions. Est-ce vraiment ce qui s’est produit? Si vous regardez de plus près, vous verrez comme moi que ce n’est pas ce qui s’est produit. Les obligations à long terme et à longue échéance ou les obligations de bonne qualité à longue échéance ont accusé un retard sur les actions. Les actions à caractère défensif ont obtenu de moins bons rendements que les actions cycliques. De même, les titres de valeur, qui sont de nature cyclique, ont aussi accusé un retard sur les titres de qualité.
Donc, nous nous sommes trompés à certains égards, parce que notre hypothèse supposait que ce choc monétaire, ou inflationniste, s’accompagnerait d’un grand pessimisme quant aux perspectives de croissance. Cela ne s’est pas vraiment produit, ce qui, je crois, apporte des dimensions intéressantes en ce qui a trait aux perspectives d’avenir.
Jodi Phillips
Brian, vous avez choisi la bonne citation pour commencer cette baladodiffusion, car on a certainement l’impression que des décennies se sont écoulées depuis nos dernières perspectives.
Maintenant, j’aimerais qu’on se tourne vers nos perspectives de mi-année, à savoir ce que nous réservent les six prochains mois et ce qui pourrait se produire à plus long terme. Nous avons une fois de plus emprunté le même chemin, à savoir articuler un scénario de base et deux autres scénarios qui pourraient se produire et auraient peut-être un impact sur la façon dont tout cela va se dérouler.
Kristina, j’aimerais que vous commenciez en nous parlant du scénario de base. Quel est le scénario de base aujourd’hui; à quoi peut-on s’attendre d’ici la fin de l’année et jusqu’en 2023?
Kristina Hooper
Je dirais que nous sommes à peu près revenus à nos perspectives du début de 2022, avec quelques modifications bien sûr. Dans notre scénario de base, nous nous attendons à ce que les hostilités se poursuivent, mais sans escalade, ou, du moins, sans détérioration significative de la situation, susceptible de provoquer une interruption brutale des exportations d’énergie russe vers l’Europe.
Moyennant un approvisionnement en énergie ininterrompu, mais des prix de l’énergie toujours élevés, l’Europe serait confrontée à une inflation élevée et à un ralentissement de la croissance jusqu’à la fin de 2022 et en 2023. Et cela limiterait le nombre de hausses de taux de la Banque centrale européenne en 2022.
C’est une autre histoire aux États-Unis, où l’on s’attend à ce que la réouverture post-Omicron se poursuive, ce qui soutiendrait la croissance, malgré l’objectif de la Fed de revenir à un taux directeur neutre le plus rapidement possible en 2022, en plus de tout mettre en œuvre pour réduire son bilan.
C’est aussi un tout autre scénario en Chine. Contrairement aux grandes puissances économiques occidentales, la Chine demeure dans une position cyclique sensiblement différente en raison des défis persistants liés à la pandémie. La politique zéro COVID comporte son lot de difficultés dans un monde où le variant Omicron se propage très rapidement. Cela étant dit, nous nous attendons à une réaccélération de la croissance en Chine pendant la deuxième moitié de 2022, grâce surtout aux mesures de soutien. Nous croyons que la volatilité va demeurer plus élevée qu’en 2021, jusqu’à ce que les marchés aient digéré le resserrement des conditions monétaires.
Jodi Phillips
Alessio, selon vous, compte tenu du scénario de base, quelles seront les répercussions des événements à venir sur les différentes catégories d’actifs s’il se concrétise? Quel serait l’impact pour les investisseurs et que devraient-ils surveiller?
Alessio de Longis
Globalement, surtout si l’on se fie à la trame narrative qui circule sur les marchés en ce moment, nous sommes d’avis qu’il est beaucoup trop tôt, beaucoup, beaucoup trop tôt, pour positionner votre portefeuille en vue d’un risque de récession. Et nous savons que positionner son portefeuille en prévision d’une récession peut s’avérer très coûteux en raison des occasions ratées. Se positionner un an trop tôt peut coûter très cher et empêcher les investisseurs d’atteindre leurs objectifs. Nous croyons néanmoins que le cycle arrive à maturité, que la croissance ralentit et régresse vers le taux tendanciel. Nous sommes d’avis que 2023 sera une année plus difficile que 2022 sur le plan économique.
Mais, pour en revenir à ce que nous disions plus tôt concernant l’interprétation de ce qui s’est passé au cours des six derniers mois, je crois que nous avons tous appris, tout comme ceux qui élaborent la politique monétaire, que l’économie est bien plus résiliente que nous ne le pensions. Il y a une raison pour laquelle nous nous attendons désormais à huit ou neuf hausses de taux d’intérêt, ce qui était inconcevable il y a six ou sept mois. La situation du marché du travail et la force, les vents favorables, dont font preuve les consommateurs y sont pour beaucoup. C’est ce que nous révèle l’inflation.
Il est donc important d’en tenir compte dans la répartition de l’actif. Nous sommes d’avis que le moment est venu de réduire l’exposition aux risques des portefeuilles pour la ramener à peu près au point neutre par rapport à l’indice de référence et que, contrairement à il y a un an, il ne faut pas adopter une exposition aux risques hors-norme ou surpondérée. En même temps, la question qui se pose est où? Où investir pour réduire l’exposition aux risques?
Brian Levitt
Avant d’aller plus loin, puis-je poser une question complémentaire à ce sujet? Mettez-vous dans la peau d’un investisseur moyen, ou de n’importe lequel d’entre nous, qui a cette conversation. À un moment donné, il y a quelques semaines, le S&P 500 était en baisse d’environ 20 %, n’est-ce pas? Comment interpréteriez-vous cela? Vous êtes assis ici et vous nous dites : « il est trop tôt pour se positionner en prévision d’une récession », mais si je viens de perdre un cinquième de la valeur de mon portefeuille, est-ce que je me soucie vraiment de savoir si nous sommes techniquement en récession selon la définition du National Bureau of Economic Research? Pourquoi devrais-je m’en soucier? Était-ce rien qu’un rajustement d’évaluation en fonction des taux? Et s’il y avait une récession, à quel point la situation se détériorerait-elle?
Alessio de Longis
Brian, c’est une excellente question et je crois que vous avez mis le doigt sur le bobo. À mon avis, le tout a commencé par la peur de l’inflation, qui s’est métamorphosée en une peur de ralentissement de la croissance, et cette peur est toujours omniprésente. Mais, à mon avis, nous sommes passés d’une peur de l’inflation à une peur de dévalorisation des actions technologiques de croissance américaines, en particulier dans les pans à plus forte croissance du marché, qui ne sont pas nécessairement les sociétés à très grande capitalisation auxquelles nous pensons tous.
Quand on compare les rendements des différents secteurs d’activité, des diverses catégories d’actifs et des catégories de titres de créance, cela se résume vraiment à la duration. Et la dévalorisation provoquée par la hausse des taux obligataires mondiaux est en fait la dévalorisation des titres sensibles à la duration ou à la fluctuation des taux d’intérêt.
Quand on regarde le rendement supérieur des titres de valeur, la domination des secteurs les plus cycliques, qu’entend-on par cyclique? Nous faisons référence aux pans de l’économie qui ont un meilleur levier d’exploitation sur le cycle du point de vue économique, pas seulement en jugeant le rendement des catégories d’actifs. Le rendement supérieur des titres de valeur par rapport aux titres de croissance et les meilleurs rendements des sociétés à petite et moyenne capitalisations par rapport aux sociétés à grande capitalisation au cours des six à douze derniers mois témoignent de l’absence d’effet de contagion et de l’absence de panique.
Qui dit risque de récession dit anomalies de cours et paralysie des marchés, de la négociation des titres et des pans les moins liquides du marché qui comportent littéralement un risque d’écart. Or, je ne crois pas que nous ayons constaté ce genre de phénomène, comme on le voit habituellement dans une conjoncture récessionnaire.
Il y a six mois, notre scénario de base suggérait aux investisseurs de réduire l’exposition aux risques de leur portefeuille. Nous croyons que ce conseil est toujours de mise. Il vaudrait mieux adopter une exposition neutre au risque total par rapport à l’indice de référence. Mais comment y parvenir? Nous sommes d’avis qu’un investisseur peut encore surpondérer les actions par rapport aux titres à revenu fixe. La réduction de l’exposition aux risques doit, selon nous, passer par une surpondération des titres les plus défensifs du portefeuille.
Bref, c’est à peu près ce que nous disait notre scénario de base il y a six mois. La différence aujourd’hui est que les valorisations et les prix de ce scénario sont beaucoup plus avantageux et de loin. Si cette fois nos prévisions concernant la politique monétaire correspondent un peu plus à nos attentes, nous croyons que la surpondération des titres à caractère défensif dans les différents secteurs et styles de placement va réduire le profil de risque des portefeuilles.
La question est de savoir comment renforcer le volet défensif des portefeuilles si nous sommes confrontés à un plus gros risque de récession, plutôt à qu’un léger ralentissement?
Brian Levitt
D’accord, cela s’applique-t-il aussi aux obligations émises ou garanties par l’État, étant donné que les investisseurs ont été assez durement touchés par les obligations gouvernementales et municipales à long terme? Êtes-vous en train de nous dire que lorsque tout le monde essaie de fuir les titres à duration longue, il se peut qu’ils le fassent à un moment inopportun?
Alessio de Longis
Je dirais que le comportement des investisseurs peut passer par des excès à la baisse et à la hausse, que ce soit du côté des actions ou des obligations d’État. Nous n’associons jamais les obligations d’État à l’appât du gain et à la panique comme nous le faisons pour les actions, mais je pense qu’il y a peut-être un peu de cela. Pour être franc, personne ici n’a jamais connu pareille conjoncture obligataire. Cela doit aussi jouer un rôle dans la psychologie des investisseurs. Donc, je crois que les cours permettent désormais de dégager un peu plus de rendement des titres de créance et des obligations d’État.
Si nous avons raison de dire que la fin du cycle approche et que les conditions monétaires risquent de forcer les banques centrales à adopter une politique monétaire légèrement restrictive, une façon de s’y préparer et de renforcer le positionnement défensif des portefeuilles consiste à sous-pondérer les pans risqués des marchés des titres de créance.
En fin de compte, le risque de récession typique tend à se manifester d’abord dans les pans les plus faibles et les moins liquides des marchés des titres de créance avant de se répercuter sur les marchés boursiers. Voilà un autre exemple qui vient confirmer ce que vous nous disiez, Brian. Ce n’est pas ce que nous avons constaté au cours des six derniers mois, n’est-ce pas? Les actions, les actions à forte duration et les actions de très grande qualité ont dominé au chapitre du rendement, plutôt que les titres de créance risqués, tels que les obligations à rendement élevé ou les prêts bancaires, ou même les titres de créance des marchés émergents.
Brian Levitt
Kristina, ce scénario semble reposer en grande partie sur l’idée que l’inflation va plafonner, ou qu’elle est peut-être déjà en train de culminer et de se modérer, ce qui permettrait à la Fed de moins resserrer sa politique monétaire et ne pas porter le taux des fonds fédéraux à 4 ou 5 %, comme certaines personnes l’ont suggéré, mais plutôt de revenir vers le taux neutre de 3 %. Qu’est-ce qui vous porte à croire que l’inflation pourrait maintenant plafonner? Et qu’avez-vous besoin de voir au fil de l’année pour confirmer cette thèse?
Kristina Hooper
Excellente question et il y a tellement de facteurs à prendre en considération. Premièrement, davantage de personnes entrent sur le marché du travail, ce qui devrait alléger la pression sur la croissance des salaires. De plus, si nous commençons à voir des mises à pied parce que la Fed resserre sa politique monétaire, cela pourrait aider à contenir la croissance des salaires. Voilà un des éléments qui me rassure.
J’ajouterais à cela que, dans l’ensemble, les données comparables sont très élevées à ce stade-ci. Par conséquent, la situation devrait aller en s’améliorant. Certains problèmes sont en train de se régler du côté des chaînes d’approvisionnement, mais d’autres enjeux demeurent problématiques. La crise qui oppose la Russie et l’Ukraine va évidemment exercer des pressions sur les prix et cela va demeurer un problème. Mais si, par exemple, la Chine continue d’assouplir ses mesures sanitaires, ce qui, je crois, sera le cas, si je me fie aux signaux positifs qui ont été envoyés, cela pourrait atténuer les pressions.
En terminant, Brian, je n’ai même pas parlé de la raison peut-être la plus importante qui explique mon enthousiasme; c’est que, comme on le sait, l’inflation a une drôle de façon de se résorber d’elle-même. Nous constatons que les consommateurs ne sont plus aussi intéressés par l’achat de biens. Tu as vraiment bien fait de citer des questions du sondage de l’Université du Michigan auprès des consommateurs telles que « est-ce le bon moment pour acheter une voiture ou un bien durable coûteux ». Les consommateurs nous disent que ce n’est pas le bon moment pour acheter ce genre de choses. Je crois que, contrairement aux années 70, quand les consommateurs supposaient que les prix seraient plus élevés le mois prochain et qu’il valait mieux acheter le plus tôt possible, les consommateurs ne semblent plus raisonner de la même façon. Les anticipations d’inflation à plus long terme semblent abonder dans le même sens.
Jodi Phillips
Parlons maintenant des autres scénarios. Je veux commencer par l’option que j’aimerais vraiment voir se concrétiser, en l’occurrence le scénario de désamplification entre la Russie et l’Ukraine. Une réduction des hostilités. Qu’en est-il de ce scénario selon vos perspectives?
Kristina Hooper
Cela réduirait le risque géopolitique. Les prix des principaux produits de base baisseraient probablement, ce qui se traduirait par une amélioration de la croissance. Je doute que nous reviendrions aux estimations pour 2022 qui avaient été formulées avant que la Russie n’envahisse l’Ukraine, mais nous verrions certainement une augmentation de la croissance économique. Et cela donnerait une plus grande marge de manœuvre à la plupart des banques centrales des pays développés occidentaux en matière de hausses de taux, si elles choisissaient d’y avoir recours, car leur économie respective serait moins fragile. Ce serait probablement le scénario idéal pour nous.
Alessio de Longis
Je suis d’accord. Je crois que la prime de risque est très élevée parce que les investisseurs sont persuadés que la fin du cycle est imminente. De toute ma carrière, je n’ai jamais été dans une situation où il y a eu une telle ruée vers le consensus qu’une récession est imminente et qu’elle est inévitable. Dans tous les autres cycles économiques qui ont précédé, on sentait toujours une certaine réticence à envisager le pire des scénarios. Et cela ne signifie pas que cela ne se produira pas, mais je crois que cela montre à quel point les investisseurs envisagent le pire des scénarios.
En d’autres termes, je pense que le scénario présenté par Kristina, qui fait état d’une réduction des tensions géopolitiques créant un boom inflationniste un peu plus bienveillant, pourrait se concrétiser.
Il y a une bonne probabilité que ce scénario se déroule dans le contexte d’un scénario du genre « pas de nouvelles, bonnes nouvelles ». Si les investisseurs s’habituent à la guerre en Europe et à l’incertitude et que la situation ne se détériore pas, les valorisations et les primes de risque pourraient raviver leur confiance. D’ailleurs, nous avons eu un avant-goût de ce genre de situation au cours des deux dernières semaines. On a vu que la confiance des investisseurs peut changer en un rien de temps, même en l’absence d’autres mauvaises nouvelles.
Jodi Phillips
Je tiens à mentionner le dernier scénario des perspectives afin de faire le tour de la question. Il s’agit du scénario dans lequel l’Europe est privée de l’énergie russe, que ce soit parce que la Russie décide de cesser d’approvisionner l’Europe ou parce que cette dernière choisit de boycotter l’énergie russe. Pouvez-vous nous expliquer rapidement ce scénario et ce qu’il comporte?
Kristina Hooper
Eh bien, ce serait un choc énergétique, n’est-ce pas, qui serait provoqué par un embargo russe ou un boycott européen de l’énergie qui se traduirait par une forte hausse de l’inflation, surtout en Europe. Nous croyons que cela entraînerait une conjoncture stagflationniste en Europe qui se répercuterait dans le monde entier et ferait chuter les revenus réels et entraînerait un ralentissement de la croissance mondiale. Ce n’est certes pas un scénario idéal. Je crois que cela ferait augmenter les risques de récession partout dans le monde.
Brian Levitt
Alessio, alors que nous arrivons à la fin de cette conversation, comment voyez-vous ce que nous venons de vivre au cours des deux dernières années? Nous sommes passés d’une pandémie à l’inflation à la crainte d’un ralentissement de la croissance en très peu de temps. Est-ce rien de plus qu’un cycle pandémique après quoi la situation reviendra à la normale? Ou avons-nous assisté à un changement significatif de l’économie mondiale? Et si la réponse est oui, devrions-nous gérer nos portefeuilles différemment par rapport à ce que nous faisions autour de 2010?
Alessio de Longis
Du point de vue séculaire, les défis sont nombreux. Je dirais qu’il n’y a jamais eu de meilleure conjoncture sur le marché du travail pour vraiment faire revenir la main-d’œuvre cachée. C’est un moment qui pourrait inciter à peu près tout le monde à retourner sur le marché du travail, ce qui soutient le potentiel de croissance à long terme et le taux de croissance. Ce ne sont pas des sujets dont nous entendons beaucoup parler. À mon avis, les conversations qui tournent autour des taux de productivité plus élevés dus aux innovations technologiques n’ont pas changé. Tous ces facteurs créent sans contredit un contexte très favorable au retour aux taux de croissance tendanciels à long terme.
La barre qui permettra aux banques centrales d’avoir recours rapidement à des outils d’assouplissement non conventionnels et de ramener les taux directeurs à zéro sera désormais extrêmement haute. Nous avons utilisé ces outils avec succès pendant très longtemps, mais nous sommes maintenant confrontés au fait qu’il peut devenir difficile de s’en départir, surtout s’il y a interaction avec la politique budgétaire. Je crois que c’est un changement structurel. En matière de répartition de l’actif, cela signifie que les hypothèses d’actualisation des flux de trésorerie, autrement dit les hypothèses de la valeur actualisée des flux de trésorerie à long terme, devraient être très différentes à l’avenir.
Brian Levitt
Eh bien, j’en conclus que le cycle actuel va probablement se poursuivre. Les caractéristiques fondamentales de cette économie sont plus solides qu’on ne le pense. Les risques sont élevés, mais bon nombre de ces risques semblent déjà escomptés par les marchés.
Kristina Hooper
Je crois que c’est un excellent résumé, Brian, et j’ajouterais que nous prévoyons toujours que l’inflation va culminer bientôt, si ce n’est déjà fait, et ce, pour plusieurs raisons. J’aimerais aussi ajouter que la forte réduction des mesures de relance budgétaires aux États-Unis et dans d’autres pays occidentaux développés va y contribuer.
Brian Levitt
Nous attendons tous avec impatience cette baisse du taux d’inflation. Et nous nous ferons un plaisir de suivre l’évolution de la situation avec vous deux, au fil des semaines et des mois.